S’il est devenu un tube incontournable du groupe Boney M ou un méchant de film d’animation, Raspoutine n’en reste pas moins une figure mythique dans l’Histoire de la Russie. Sa réputation fut sujette à la controverse, qualifié par certains de bon samaritain chrétien doué de pouvoirs de guérison, et de brute qui se laisse porter par le vice et la débauche par d’autres. De la campagne sibérienne au palais impérial de Saint-Pétersbourg, Raspoutine s’est imposé comme le conseiller et oracle des Romanov à la cour de Russie.
Grigori “Raspoutine”
Les premières années de Raspoutine
Rien de prédestinait le jeune Grigori Iefimovitch Raspoutine à devenir l’un des personnages les plus puissants de Russie. On sait très peu de choses de l’enfance du petit Grigori, dont l’année de naissance reste encore un mystère. Beaucoup d’écrits nous dévoilent une naissance en 1869, d’autres en 1872. C’est dans un petit village russe du nom de Pokrovskoïe en Sibérie qu’il voit le jour. Sa famille est paysanne (moujiks) mais possède des terres, permettant au futur Raspoutine de grandir dans un environnement assez aisé. Malgré tout, le vice règne en maître : viol, vol et ivresse y sont monnaie courante.
Une plongée tumultueuse dans la débauche
Dès son adolescence, les bruits sur sa vie de débauche font surface et lui valent rapidement le surnom de “rasputnik”, le dépravé. À ce que l’on dit, il traîne dans les tavernes et jouit de la prostitution, des orgies et du désordre. Ses activités favorites : boire de l’alcool et voler, notamment des chevaux. Il aime particulièrement ses animaux, qu’il côtoie régulièrement grâce à son père, voiturier.
De la dépravation au mysticisme
Un événement va venir marquer à tout jamais le jeune Grigori : alors qu’il joue en compagnie de son frère, Raspoutine tombe dans un lac gelé de Sibérie et en ressort grâce à son frère. Mais ce dernier ne va pas survivre à cette mésaventure, il meurt quelque temps plus tard d’une pneumonie. Le jeune Raspoutine est lui-même atteint d’une très forte fièvre pendant plusieurs semaines, mais en ressort indemne.
Ce traumatisme à la fois moral et physique va totalement bouleverser Raspoutine, et le faire sombrer dans le mysticisme. Il se met à entendre les voix de la Sainte Vierge, à croire aux miracles, et à se déclarer comme guérisseur. L’adolescent voleur et insolent devient une figure emblématique de son village.
Raspoutine devient un exemple religieux
Il se forge alors l’image d’un chrétien exemplaire, pieux et passionné, qui sillonne la Grèce et la Russie. Lors de ses pèlerinages, il diffuse la Bonne Nouvelle, et mène une vie de saint le reste du temps. On le qualifie de “strannik”, une sorte de moine errant qui pratique la foi et guérit, fidèle aux sectes chrétiennes, assez nombreuses en Russie à l’époque. Son interprétation de la Bible reste toutefois très personnelle, et aborde une vision plus paysanne des textes sacrés.
En 1888, il épouse Praskovia Fiodorovna, avec qui il aura cinq enfants entre 1895 et 1900 : Maria, Varvara, Dimitri. Ses deux autres filles portent toutes deux le prénom Evdokia, mais mourront en bas âge.
Raspoutine, la vie de palais
Les débuts à la cour
Raspoutine, qui n’est pas très enclin à la paternité, quitte la Sibérie pour rejoindre Petrograd (Saint-Pétersbourg), son palais impérial et sa vie de cour en 1903.
Raspoutine n’est pas un canon de beauté, et ses contemporains de l’époque ne manquent pas de souligner sa disgrâce. Son gros nez asymétrique, ses yeux enfoncés et ses lèvres épaisses qui se dissimulent dans sa célèbre barbe, ne font pas de lui un charmeur. Ses traits du visage le rendent assez laid, mais c’est par son savoir et son éloquence qu’il brille.
Il se démarque et s’impose en devenant une espèce de chamane charismatique, au service de l’élite bourgeoise. Raspoutine se fait peu à peu connaître à Saint-Pétersbourg : on le dit doué de dons de guérison, et la foule s’accumule pour écouter ses conseils et sermons. Il prêche et prédit, soigne et conseille.
Raspoutine sauveur des Romanov
Raspoutine fréquente les salons, participe aux discussions et rencontre du beau monde. Les contacts qu’il se crée le conduisent à se rapprocher de la tsarine. Il performe alors des séances de prières et d’exorcismes au palais impérial de Petrograd, et sa sagesse est accueillie et embrassée par la famille Romanov. Raspoutine, à l’origine paysan, devient le conseiller et le confident des tsars.
En 1912, Alexis, le fils de la tsarine qui est atteint d’hémophilie, voit sa santé se dégrader de plus en plus. Les médecins se disent impuissants et le sort du prince compromis. C’est alors que Raspoutine s’en remet à la Vierge, impose aux médecins d’arrêter de faire du mal à leur patient, et le miracle se produit.
C’est une réelle consécration pour le starets, qui en plus de s’être affirmé dans les petits papiers de la famille impériale, en devient le guérisseur, acteur de miracles. La tsarine Alexandra Romanov se voit infiniment reconnaissante envers celui qu’elle considère désormais comme un “ami”, un “maître” et un “sauveur”.
Elle écrit à son époux :
Crois-en les conseils de notre Ami. Même les enfants remarquent que tout va mal quand nous ne l’écoutons pas et, au contraire, que tout réussit quand nous l’écoutons. Tout ira bien si nous l’écoutons.
Elle insiste auprès de Raspoutine pour qu’il réside toujours auprès des Romanov, garantissant ainsi la survie de son fils ; mais celui-ci continuera les allers-retours dans sa campagne jusqu’à sa mort.
Raspoutine : l’influence politique d’un homme énigmatique
Maintenant qu’il fait quasiment partie de la famille, les commérages vont bon train. À Saint-Pétersbourg, on aime raconter que Raspoutine entretient une liaison avec l’impératrice. Certains, au contraire, maintiennent qu’il continue sa vie de débauche, et qu’il jouit de la position pour accumuler les conquêtes.
Son rôle auprès du clergé prend de l’ampleur, mais aussi celui qu’il exerce sur la politique intérieure. À l’approche de la Première Guerre mondiale et du départ du tsar Nicolas II de Russie au front, il est de plus en plus présent. Toutefois, c’est surtout l’influence qu’il exerce sur ses compères qui est retenue, favorisant la prise de poste de hauts fonctionnaires.
Voici un extrait d’une lettre de la tsarine à son époux :
…Non, écoute notre Ami ; aie confiance en lui ; il a dans le cœur ton intérêt et celui de la Russie, nous devons simplement faire plus attention à ce qu’Il dit. Ce n’est pas pour rien que Dieu nous l’a envoyé. Il ne parle pas à la légère ; et c’est très important d’avoir non seulement Ses prières, mais Ses conseils. Les Ministres n’ont pas pensé à te dire que cette mesure est une mesure fatale, mais Lui l’a dit.
Le complot qui entraîne sa fin
Une réputation sur le déclin
En 1916, après la Douma, Raspoutine et la tsarine sont accusés de connivence avec l’ennemi. Celui qu’on adulait à Pétrograd se fait de plus en plus d’ennemis, dont l’Eglise qui commence aussi à lui échapper. Il est un pacifiste, mais on l’impute à fournir des renseignements à l’étranger ; pour le peuple Russe, les occidentaux dépravés sont les cibles à abattre.
Le plus grand adversaire qui se dresse devant lui, c’est la famille Ioussoupov. Cette puissante tribu, dont le fils Félix s’avère être l’homme le plus riche de Russie, est foncièrement jalouse de la famille royale. Ce dernier décide d’organiser un complot afin d’éliminer Raspoutine, dont l’influence est devenue trop importante.
L’assassinat de Raspoutine
En décembre 1916 , à l’occasion d’une réception, on tente de l’assassiner. Le docteur Stanislas Lazovert empoisonne le banquet en versant du cyanure sur les mets, mais Raspoutine a plus l’air soûl que sur le point de trépasser. Cette première tentative ratée démontre que le starets n’a ingéré aucun poison : erreur de service ou précaution du vieillard ?
Néanmoins, Félix Ioussoupov est déterminé à abattre le moujik, il saisit son revolver et vise son cœur. Raspoutine s’écroule, et son meurtrier s’approche doucement du cadavre. Le starets se relève et lui serre le cou, les deux hommes se lançant dans une lutte à mort. Raspoutine sera finalement achevé de deux balles, dans la cour arrière du palais impérial. Pour la famille Romanov, la nouvelle arrive tel un coup de massue.
Trois mois plus tard, Nicolas II abdiquera et la famille Romanov se verra massacrée dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918. La Russie basculera alors dans une guerre civile, confirmant les prédictions de Raspoutine quelques années plus tôt.
Raspoutine demeure dans l’Histoire un personnage emblématique de la Russie. Il alimenta de son vivant, et a posteriori, les rumeurs, du religieux pieu et sectaire, à l’ivrogne dépravé. Sa mort en elle-même constitue un certain mystère, puisque qu’après autopsie, on retrouva aussi de l’eau dans ses poumons, suggérant une potentielle mort par noyade. S’il reste un homme à la réputation ambiguë, il sut tout de même marquer les esprits par son ascension, passant du simple paysan sibérien au grand conseiller des tsars. Il reste un personnage controversé de l’histoire de la Russie, dont la biographie et l’influence sont encore aujourd’hui sources de débat et de fascination. De simple paysan à conseiller de la famille impériale, il a connu une ascension fulgurante avant de connaître une fin tragique, assassiné par des aristocrates qui voyaient en lui une menace pour leur pouvoir. Au-delà de sa personnalité et de ses actions, Raspoutine symbolise aussi les tensions et les enjeux de l’Empire russe de cette époque, ainsi que les répercussions de ses choix sur l’histoire de ce pays. En espérant que cet article vous a permis de mieux comprendre le mystère Raspoutine et de découvrir son rôle dans l’histoire de la Russie.
Je vous invite également à lire l’article de Tatiana sur la venue du tsar russe Nicolas II en France en 1896.
Sources :
– Podcast France Culture – “Raspoutine, un moujik à Pétrograd”
– Émission Europe 1 Au Coeur de l’Histoire – “Raspoutine : le mystique qui a prédit la fin des tsars”
– Magazine GEO – “Qui était Raspoutine, l’homme qui murmurait à l’oreille des Romanov ?”, Marine Jeannin, 2020
– Encyclopedia Universalis – RASPOUTINE GRIGORI IEFIMOVITCH NOVYKH dit (1872-1916)