Emilie du Châtelet
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Emilie du Châtelet : scientifique et philosophe au féminin

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S’il y en a bien une femme qui a su marquer l’Histoire, c’est Émilie du Châtelet. Principalement connue pour avoir été l’une des amours, si ce n’est le Grand, de Voltaire, elle est avant tout une femme de sciences, de lettres et de philosophie, en proie à ses passions, et qui a passé sa vie à fuir son pire ennemi : l’ennui. Retour sur la vie de celle qui s’impose, au siècle des Lumières, comme la pionnière des femmes savantes en France : Emilie du Châtelet.

Émilie du Châtelet, une enfance privilégiée

Les De Breteuil, une famille aisée

Louis-Nicolas Le Tonnelier de Breteuil père Emilie du Chatelet
Louis Nicolas de Breteuil, père d’Emilie du Châtelet

Gabrielle Émilie le Tonnelier de Breteuil naît à Paris en 1706, de la seconde noce de Louis Nicolas de Breteuil avec Gabrielle Anne de Foulay. Son père est introducteur des ambassadeurs de Louis XIV à Versailles, et Émilie voit le roi tous les jours, évoluant dans un des milieux les plus aisés. La famille de Breteuil vit depuis peu à Paris, et la mère est une femme érudite, faisant preuve d’une bonne culture en théologie et en astronomie.

Une éducation complète

Emilie, contrairement aux jeunes filles de son âge, n’est pas envoyée au couvent, de même que ses frères qui n’iront pas au collège. Le père Breteuil insiste toutefois pour que ses enfants, sa fille et ses garçons, suivent une éducation des plus rigoureuses et complètes : mathématiques, physique, langues vivantes, danse, musique, philosophie… faisant appel aux meilleurs précepteurs pour tenir les leçons de ses enfants.

Ces conditions de vie aisées et cette pluridisciplinarité scolaire délivrent à Émilie toutes les clés qui lui permettront une carrière retentissante, dès son adolescence. Les Salons tenus par ses parents accueillent de nombreux intellectuels de l’époque, rythmant les après-midi de la jeune Émilie de discussions scientifiques et philosophiques. Elle est d’ores et déjà une intellectuelle hors pair, une élève brillante qui se montre très assidue et passionnée.

Émilie devient Madame du Châtelet

Le début de sa vie suit le parcours classique d’une jeune femme de son époque. Le 20 juin 1725, à 18 ans, elle épouse, par mariage arrangé, le marquis du Châtelet, qui lui a 34 ans. Elle le suit à Semur-en-Auxois en Bourgogne, et ils auront ensemble deux enfants : une première fille Gabrielle Pauline, en 1726 ; un fils, Victor-Esprit en 1733 mais qui disparaîtra l’année suivante ; et un troisième enfant Florent Louis, en 1737.

Les deux époux se mettent d’accord pour mener des vies séparées, garantissant la liberté à la fois dans ses amours que dans ses occupations à celle qui est désormais “Madame du Châtelet”.

Emilie du Châtelet, la vie mondaine

Une femme raillée

La lignée de son époux est assurée, Émilie du Châtelet revient ensuite à Paris dans les années 1730. Son mari, militaire de la noblesse d’épée, est un mari absent, ce qui permet à Émilie de prendre part à la vie mondaine. Elle s’amuse, prend des amants, joue, chante et danse à la cour, animant de nombreuses fêtes à Versailles.

Elle est toutefois sujette à de nombreuses moqueries : on lui reproche de ne pas être assez féminine, de porter trop de maquillage et de parures. Ces railleries, elle les subira toute sa vie, sans trop d’hommage de la part de ses amants et beaucoup d’acharnement, en revanche, de ses rivales. Mme du Deffand la décrira d’ailleurs comme “grande et sèche, sans cul, sans hanches, la poitrine étroite, deux petits tétons arrivant de fort loin”, attaque physique pour celle qu’on ne trouvait, à la cour, pas jolie.

En dépit de cela, elle reprend aussi les études de mathématiques, auprès de Pierre Louis de Maupertuis, professeur de la Sorbonne dont elle sera aussi la maîtresse. L’Académie française des sciences étant limitée aux lectures publiques, Émilie du Châtelet ne se voit pas découragée, et se travestit pour participer aux conversations scientifiques et philosophiques au café Gradot, où se rencontrent les amis académiciens de Maupertuis.

Émilie du Châtelet rencontre avec Voltaire

Dans le même temps, elle prend Voltaire comme amant. Elle l’a déjà vu, enfant, alors qu’il participait aux salons de ses parents ; mais quelques années plus tôt, Voltaire est revenu d’Angleterre. Celui-ci se montre comme un amant enthousiaste, qui l’encourage dans ses études de Newton, qu’il a lui-même découvert lors de son exil.

Il ne tarira d’ailleurs jamais d’éloge au sujet d’Emilie du Châtelet, à la fois sur son travail et son intelligence. Lui, qui la surnommait “Madame Pompon Newton” car jugée trop maquillée mais férue de sciences et assoiffée de connaissances, vit en elle une lumière et ne cessa de la soutenir toute sa vie. Le plaidoyer est réciproque : alors que Voltaire est en disgrâce suite à la publication de ses Lettres Philosophiques, Émilie du Châtelet lui dédie un Épître sur la Calomnie.

Le séjour à Cirey

château de cirey

En 1735, Émilie du Châtelet rejoint Voltaire à Cirey, marquant ainsi la fin de son libertinage à Paris et ses environs. La demeure est flanquée d’une grande bibliothèque et d’un laboratoire de physique, permettant à la marquise de se concentrer sur l’approfondissement de ses recherches scientifiques et philosophiques. Cet isolement à la campagne voit fleurir pendant quatorze ans la passion qui lie les deux amants, ne perturbant pas Émilie qui s’acharne et travaille jour et nuit pour maîtriser à la fois physique et métaphysique. Son temps, elle le passe dix-huit heures par jour dans son bureau au milieu des compas et des livres, et reçoit quelques visites de châtelaines et de son mari. Néanmoins, l’ennui la gagne peu à peu, surtout que son entourage n’est pas vraiment enclin à la lecture.

La voie des sciences

Émilie du Châtelet découvre Newton

Voltaire, lors de son séjour en Angleterre, a découvert les travaux d’un certain Isaac Newton, physicien qui tarde à se faire connaître en Europe. L’amant d’Émilie du Châtelet se met en tête de diffuser ces nouvelles théories et commence dès lors à écrire des ouvrages de vulgarisation du physicien anglais : le problème, c’est qu’il ne comprend pas bien les mathématiques de Newton. Émilie, en revanche, les comprend très bien. Elle l’aide aussi bien sur les chapitres scientifiques que philosophiques de la propriété de Newton.

Jusqu’en 1738, les travaux de Kepler pour expliquer le mouvement des astres résidaient dans une démarche empirique, décrivant mathématiquement les observations. Ce qui caractérise le travail de Newton et qui va jeter un nouveau regard sur le travail scientifique, c’est que Newton réalise un travail de déduction avec un système de loi générale engendrant des prédictions. À un problème de physique, il donne une réponse mathématique : c’est une révolution dans la façon de concevoir le travail scientifique.

La première oeuvre d’une femme publiée

Le couple participe la même année au concours de l’Académie des Sciences, se retrouvant à devoir expliquer la composition du feu. Ils ne sont pas d’accord et Émilie du Châtelet rédige anonymement et la nuit même, sa propre dissertation sur la Nature et la Propagation du Feu, ouvrage de 139 pages regroupant toutes les connaissances de l’époque sur le sujet. À son sens, et bien que ses idées soient parfois jugées curieuses, le feu n’a pas de poids et assure au monde sa légèreté et son mouvement. Elle y apporte une réflexion métaphysique, voyant le feu comme l’âme du monde, formulant en termes abstraits son association symbolique à la vie.

Au final, ni Émilie, ni Voltaire ne remportent le concours, le prix revenant à Leonhard Euler. Cependant le mémoire de Mme du Châtelet est tout de même repéré et publié par l’Académie, première pour l’oeuvre d’une femme qui réussit à se faire une place au sein de la communauté académique scientifique française.

Emilie du Châtelet, une femme nomade

Dans la dernière période de sa vie, de 1739 à 1749, Émilie du Châtelet va enchaîner les allers-retours, le couple se partageant entre Bruxelles où Voltaire est en procès pour héritage, Versailles, Fontainebleau, Lunéville, Commercy et Cirey… Cet emploi du temps bien occupé la pousse en 1739 à acheter l’hôtel Lambert sur l’île Saint-Louis, pied-à-terre décoré par Le Brun et Le Sueur, mais où elle n’aura que très peu l’occasion de séjourner. Elle le revendra quelques années plus tard. De même, Voltaire et elle investissent à Bruxelles dans une maison rue de la Grosse Tour, où le couple donne des fêtes et fréquente la princesse de Chimay et le duc d’Aremberg. Malgré ces activités, l’ennui continue de la gagner petit à petit.

En 1739, c’est le retour à la vie mondaine pour Emilie du Châtelet, qui cherche bien à s’occuper, reprenant également le travail sur Leibniz et l’énergie cinétique, qui lui donne littéralement et moralement, la force de vivre. Elle publie son écrit anonymement, sous l’impulsion d’un de ses proches, mais étant la seule femme connue en France à avoir suiffsament de connaissances en la matière pour la réalisation d’un tel ouvrage, son anonymat demeure relatif.

La célèbre Madame du Châtelet

Une femme chez les scientifiques

Institutions de physique du Châtelet

Émilie du Châtelet ne s’arrête pas en si bon chemin, et son exposé de 1740 sur les forces vives dédié à son fils, intitulé Institutions Physiques, ne passe pas inaperçu. Le secrétaire de l’Académie Royale des sciences, Dortous de Mairan, n’est pas content : sa Dissertation sur l’estimation et la mesure des forces motrices a été critiqué et remis en cause, qui plus est par une femme ; vexé, il publie une réponse dans le but de la ridiculiser, mais en vain. Elle ne se laisse pas faire et lui répond à la fois avec brio et insolence, dans une lettre publiée en 1741.

Succès pour Mme du Châtelet

En 1744, c’est la fin de l’anonymat : la seconde édition des Institutions de Physique porte son nom, et sera même traduite en italien, acquiesçant ainsi de la reconnaissance d’Émilie du Châtelet comme scientifique avérée et référence de son époque. Deux ans plus tard, Bologne lui ouvre les portes de l’Académie des Sciences, seule d’Europe alors ouverte aux femmes. La même année, elle sera comptée par les allemands parmi les Dix Savantes les plus célèbres de l’Europe par la Décade d’Augsbourg.

Principes mathématiques de la philosophie naturelle

Toutefois, le couple Émilie du Châtelet – Voltaire se sépare à ce moment-là tout en restant bons amis, et les deux continuent de se voir régulièrement. Elle se laisse absorber alors complètement dans le travail et se replonge dans les écrits de Newton, en s’adonnant à la traduction française des Philosophae Naturalis, Principa Mathematica (Principes Mathématiques de la Philosophie Naturelle), alors rédigés en latin. Pour Émilie du Châtelet, c’est l’œuvre majeure de sa vie, mêlant les deux disciplines qui ont régi toutes ses années de travail : la philosophie et les sciences.

Les dernières années d’Emilie du Châtelet

Émilie du Châtelet est très investie, voire imperturbable dans son travail. Seulement voilà, à la cour du roi Stanislas en Lorraine, elle retrouve le marquis de Saint-Lambert dont elle est folle amoureuse, bien qu’il ait dix ans de moins qu’elle. Elle n’arrive plus à travailler et tombe enceinte l’année suivante. Toutefois, Émilie du Châtelet a la conviction qu’elle ne survivra pas à cette grossesse, mais trouve tout de même la force d’achever sa traduction de Newton.

En 1749, son intuition s’avère juste : elle meurt le 10 septembre juste après ses couches, alors âgée de 42 ans, des suites d’un accouchement difficile comme il en était pour les femmes à l’époque. Quelques heures avant, elle envoyait son manuscrit traduit de Newton à la bibliothèque royale, garantissant ainsi sa maternité sur son œuvre. La petite fille qu’elle a mise au monde la rejoint seulement quelques jours plus tard, sans avoir atteint ses un an.

Reconnaissance posthume

Les travaux d’Émilie du Châtelet connaîtront leur reconnaissance dix ans plus tard, notamment sous l’impulsion de Voltaire mais non sans embûches ! Un an après sa mort, le mathématicien Alexis Claude Clairaut souhaite passer en revue les traductions d’Emilie du Châtelet, mais faute de temps, il y renonce. Puis en 1757, les planches sont perdues.

La physique de Newton modernisée

Un an plus tard, les nouvelles sont meilleures : les écrits d’Émilie sont retrouvés et le livre peut enfin être publié. Cette parution marque un tournant important dans la diffusion des idées de Newton en Europe. En effet, la traduction du latin vers le français rend ces études plus accessibles, puisqu’il n’y a pas de création de mots en latin, et que le français est, à l’époque, la langue internationale.

De plus, le travail d’adaptation d’Émilie du Châtelet de la géométrie vers l’analyse permet de moderniser le texte de Newton. Ces écrits ont d’ailleurs été rédigés en 1687, mais les mathématiques ont bien évolué depuis, avec notamment l’apparition des intégrales et des dérivées. Émilie du Châtelet va donc reprendre le travail de Newton mais en adaptant l’annotation analytique et le travail de démonstration avec ses connaissances du XVIIIe siècle. Les commentaires de la marquise représentent un tiers de l’ouvrage : elle corrige, approfondit et amène de nouvelles découvertes, renforçant ainsi la transition vers un nouveau mode de pensée.

La pensée de du Châtelet

Émilie du Châtelet a su aussi s’imposer comme une référence en théologie et philosophie, avec notamment son Discours sur le Bonheur, publié à titre posthume, qui éclaire son travail sur la physique. Pour elle, le bonheur réside dans la libération des préjugés et l’acceptation de ses goûts et passions ; pensée très épicurienne qui justifie ses habitudes et modes de vie lors de ses années passées à la cour. On raconte que cette franchise fut rédigée alors que Mme du Châtelet traversait une crise avec Voltaire, les lecteurs y voyant des allusions sur leurs années de bonheur, finalement pas si parfaites.

Émilie du Châtelet était une acharnée, faisant preuve de passion et d’ambition pour vaincre l’ennui qui menace les femmes de son rang. Les sciences n’étant pas un domaine féminin, elle dut faire face à beaucoup de raillerie et tout de même un certain manque de reconnaissance, malgré un entourage coté. En atteste sa tombe, qui constitue une simple dalle noire dans l’église de Lunéville. Toutefois, les années 1970s sont sujettes à la recrudescence des thématiques sur l’Histoire des femmes, et le travail d’Émilie du Châtelet se verra revalorisé, les historiens s’intéressant alors à la vie de celle qui se pose comme pionnière de l’introduction des femmes dans le monde scientifique, ouvrant ainsi la voie à des Sophie Germain ou Marie Curie.

SOURCES

– Dossier BnF Les Essentiels Littérature – “Du Châtelet”, Elisabeth Badinter
– Discours sur le Bonheur, Émilie du Châtelet, 1779
– Institutions de Physique, Émilie du Châtelet, 1740
– Réponse de Madame la marquise du Chastelet à la lettre que M. de Mairan, secrétaire perpétuel de l’académie royale des sciences lui a écrite le 18 février 1741 sur les forces vives, Émilie du Châtelet, 1741