Header Le discours du Directeur Général des Finances, Jacques Necker, le 5 mai 1789 - par Auguste Couder (1839) ©Château de Versailles
Anecdotes

La singulière transparence de M. Necker ! Aperçu des finances sous l’Ancien Régime

Accueil » Anecdotes » La singulière transparence de M. Necker ! Aperçu des finances sous l’Ancien Régime

Auteur : Antoine Demaules

M. Bernard devait marcher d’un pas lent pour croiser le regard de Sa Majesté.

Le printemps l’y aidait sûrement. Quelles ne devaient pas être les splendeurs, les parfums et les mélodies des jardins de Marly. En ce mois de mai 1708, le grand financier des cours européennes, Samuel Bernard se rendait à Marly. Officiellement, il y était appelé pour une simple et discrète affaire. Ah gardez-vous d’en répandre le moindre mot ! Le secret devait rester entier. Tellement entier qu’il nous est parvenu.

M. Bernard se rendit donc à Marly pour une entrevue avec le Contrôleur général des finances, Nicolas Desmarets. Mais officieusement, il devait y trouver le Roi. Et quand un sulfureux banquier est convié auprès de Louis XIV, certains entendent déjà le doux grincement des pièces d’or, d’autres n’entendent que des grincements de dents. Allez d’ailleurs savoir si quelques-unes de ces dents sont en or…

Portrait du financier Samuel Bernard par Hyacinthe Rigaud
Portrait du financier Samuel Bernard par Hyacinthe Rigaud

30 millions de livres à l’abri d’un bosquet

Cette entrevue, croyez-le, provoqua un immense scandale à la Cour. Comment un homme d’une si basse extraction et si fortement porté sur les choses de l’argent – jugées indignes en terre catholique – pouvait-il paraître à Marly ? Marly, le refuge du Grand Roi.

« J’ai construit Versailles pour la Cour, Marly pour mes amis Trianon pour moi », expliquait Louis XIV.

À l’heure où chaque courtisan compte « ses Marly », autrement dit le nombre des invitations reçues pour y séjourner en présence du Roi, quelle n’est pas l’indignation d’y voir ce financier convié. Bien entendu, M. Bernard ne fut pas qu’un simple financier et Louis XIV avait un fâcheux besoin de cet homme.

« C’est le plus fameux et le plus riche banquier de l’Europe. », note l’amer duc de Saint-Simon dans ses Mémoires.

Mais si Marly fut conçu pour rassembler sous l’empire d’une étiquette adoucie le Roi et ses amis les plus proches, il offrait aussi le luxe d’une discrétion bienvenue. À croire pourtant que bien des ifs recèlent leurs oreilles et leur bouche. Ne trouvait-on pas un endroit plus à propos pour évoquer les questions infâmantes d’argent ? Les divers pavillons réservés aux plus éminentes et gracieuses personnalités du monde, de la Cour ou du gouvernement permettaient, non loin du pavillon royal, la négociation des plus hautes affaires.

Représentation des pavillons de Marly par Pierre-Denis Martin, 1724 ©rmngp
Représentation des pavillons de Marly par Pierre-Denis Martin, 1724 ©rmngp

Le 6 mai 1708, M. Bernard trouva à Marly le Contrôleur général des finances Desmarets. Par un hasard des plus complets, le Roi faisait justement sa promenade non loin de là.

« Au pavillon suivant, le Roi s’arrêta. C’était celui de Desmaret, qui se présenta avec le fameux banquier Samuel Bernard, qu’il avait mandé pour dîner et travailler avec lui. C’était le plus riche d’Europe et le plus gros, qui faisait le plus assuré commerce d’argent. Le Roi dit à Desmaret qu’il était bien aise de le voir avec M. Bernard. », nous révèle le duc de Saint-Simon.

Ah que cette entrevue ne fut pas fortuite. Le Roi tint bien assurément à rencontrer ce puissant homme. La chronique ajoute que le Roi arracha M. Bernard des discussions de M. Desmarets, qui le lui confia avec tout le bonheur d’un serviteur comblé de ravir son maître.

Il est important de comprendre la singularité de cette rencontre. Plusieurs mois auparavant, le prédécesseur de M. Desmarets, un certain Michel Chamillard supplia le Roi de le démettre d’une fonction ô combien harassante. Ses mots furent des plus édifiants :

« Toutes ces dépenses me font comprendre que le temps fatal approche ; et auquel manque d’argent, il ne serait plus possible de continuer la guerre ; et que si les ennemis ne voulaient pas la paix, Votre Majesté serait obligée de la recevoir aux conditions qu’ils leur plairaient de la lui donner. L’on pourrait soutenir la dépense jusqu’au mois de septembre 1708, il n’y a guère d’homme censé en France qui, avec rien, ne voulut se charger d’une pareille dépense. Si j’avais une grâce à demander à Votre Majesté, ce serait celle de pouvoir me soulager d’un fardeau que je ne puis soutenir ; et de me permettre de réfléchir dans quelque coin du monde avec un peu plus de tranquillité à ce qui peut dégoûter les grandeurs que j’ai connues, pour en être rebuté ».

La rudesse d’une telle lettre de démission a bien de quoi laisser coi.

À Marly quelques mois plus tard, le Roi prit alors M. Bernard à son côté afin de lui faire visiter ses somptueux jardins, le couvrant d’amabilités et s’enquérant même de son plus personnel état. Loin derrière ce secret cortège suivaient les nobles de la Cour, furieux de cet honneur que des siècles de gloire ne leur offraient point.

Et Saint-Simon de renchérir : « J’admirais, et je n’étais pas le seul, cette espèce de prostitution du Roi, si avare de ses paroles, à un homme de l’espèce de Bernard. »

Et en l’espèce… par cette royale « prostitution », le financier consentit à prêter à la Couronne 30 millions de livres (soit 1,5 milliard d’euros de nos jours). Car comme j’avais pu le préciser dans un précédent article, en 1708, la France connut de grandes difficultés. La guerre de Succession d’Espagne lui coûtait fort cher en hommes, en vivres et matériels. Les finances royales étaient terriblement exsangues. La dette royale atteignit un sommet jusqu’alors jamais connu puisqu’elle s’élevait à 2,5 milliards de livres (soit près de 125 milliards de nos euros). Un montant qui nous paraîtrait bien dérisoire, mais en ces temps, il valait dix ans de revenu national.

Ce même truculent banquier, qui ne daignait pas prêter un sou au Grand Roi quelques mois plus tôt, venait de signer, pour la France, le chèque d’une difficile victoire. Les secrets des bosquets de Marly valent bien une salle de marché. Mais contrairement aux apparences, à Marly, l’argent couvre qui murmurera le plus bas.

« Je préfèrerais mieux risquer ma ruine que de laisser dans l’embarras un Prince qui vient autant de me combler », confia Samuel Bernard visiblement ravi de tant d’honneurs.

Parlons bien, parlons finances !

Sous l’Ancien Régime, les finances royales figuraient parmi les plus sulfureux objets de fantasmes. Elles sont de délicieux sujets que nul n’oserait aborder, prêtant le flanc aux plus alléchantes rêveries. Un débat interdit en tout lieu, en toute heure et en toute compagnie. Cela, vraiment ?

La Monarchie affiche fabuleusement son faste, son train de vie charmant et parfois même ses luxures. Le capital de l’État – pour ne pas dire du monarque – est là, sagement immobile dans une Histoire longue et paisible. Les dorures ne servent qu’à accentuer l’éclairage des pièces… mais clairsèment-elles les finances de l’État ? Sa Majesté peut-elle ainsi raisonnablement orner son château sans se douter des dépenses ?

À cette frissonnante question, le duc de de Saint-Simon répondit que « jamais rien ne coûta moins au Roi que de se taire ».

De tels sujets n’intéresseraient que les têtes couronnées. Ainsi Louis XIV, dans son agonie, a-t-il suggéré au petit Dauphin ne pas l’imiter dans son fieffé goût pour les bâtiments et la guerre. Deux passe-temps bien onéreux.

La parole sur l’état des finances est coûteuse tant le silence est d’or. Et tant que le Trésor dort, que chacun vaque à ses affaires, bien plus préoccupantes. Les choses fonctionnent bien ainsi et depuis fort longtemps, pense-t-on.

L’idée de l’époque n’est pas caricaturale. Elle n’est pas non plus incompréhensible. Mais, en était-il seulement ainsi et depuis longtemps ? Rien n’est moins sûr. Si le silence de l’État dans bien des matières n’étonnera point – pas plus qu’il n’étonne encore de nos jours – le mutisme relatif aux finances a connu, pour sa part, une tout autre histoire.

Il n’est pas ici question de retracer une histoire de l’avènement de l’État en France. Toutefois, la question du financement de cet État en est une vaste composante : tantôt ostensible, tantôt indicible, exceptionnelle puis permanente.

Des finances…vraiment publiques ?

Avant de retrouver les panneaux lambrissés, les tapisseries et autres magnificences d’une époque révolue, il nous faut admettre la plus longue existence du sujet financier dans l’Histoire. Toute collectivité d’Hommes se cherche bien naturellement des subsides, et plus encore, elle entend les conserver, que ce soit par le pillage généralisé ou par la sagesse.

Le sociologue et brillant analyste de la construction de l’État, Charles Tilly a effectivement exploré la piste crédible du pillage et du tribut comme origines du Trésor public de nombreuses terres européennes. Ce trésor n’était public qu’en conséquence d’un « crime organisé » général, pour citer le professeur Tilly.

Le choix de la sagesse revint aux athéniens qui redoublèrent d’ingéniosité pour se protéger des perses. Les Guerres Médiques permirent l’économie de sommes peu modiques ! Comme un fugace présentiment de déclin, les Grecs coalisés autour d’Athènes et de sa sœur rivale Sparte mirent leur puissance en commun pour battre les rois Achéménides perses. L’Empire Perse s’étirait alors des confins de l’Asie Mineure jusqu’à la Thrace (actuel nord de la Grèce). Fondée sur l’île de Délos, cette coalition gréco-spartiate partagea ses moyens, tant militaires… que financiers. Il fut alors décidé que ce trésor ne sortirait jamais de l’île, érigée comme son sanctuaire. Aucune activité ne saurait alors prospérer sur cette île dont la seule vocation est d’abriter un Trésor commun et donc public. Car oui, ces flamboyants subsides furent déclarés inaliénables.

La Ligue de Délos aurait-elle inventé les finances publiques dès le Vᵉ siècle avant notre ère ? Beaucoup aimeraient y apporter une réponse positive. À tout le moins, un prélude intéressant peut y être vu.

Vestiges laissés par la Ligue de Délos sur l'île ©antikforever.com
Vestiges laissés par la Ligue de Délos sur l’île ©antikforever.com

Le prélèvement fiscal reste une ressource publique exceptionnelle

Quel contribuable français ne s’étoufferait pas à peine la prononciation du précédent titre achevée ? Mais que notre ami se rassure, les féaux sujets de Sa Majesté très chrétienne réglaient bien autrement leur dû. Corvées et autres « banalités seigneuriales » écumaient le quotidien de nombreux Français. Il s’agissait pour les locaux de s’acquitter, à titre gratuit, d’un travail de bien commun. À la fin de l’Ancien Régime, ces travaux n’excédaient pas trois jours dans l’année et pouvaient couvrir des domaines incroyablement variés.

En 1738, la corvée royale – sans doute la corvée la plus connue – permit au Gouvernement d’étendre le réseau routier à moindre coût. Une instruction du Contrôleur Général des Finances d’alors, le comte de Vignory, explique en des termes fort modernes tout l’intérêt de ce travail.

Le père des corvées modernes, le comte de Vignory - pastel de Maurice Quentin de La Tour, 1737 ©Musée du Louvre
Le père des corvées modernes, le comte de Vignory – pastel de Maurice Quentin de La Tour, 1737 ©Musée du Louvre

L’instruction qu’il fait adopter par le Conseil dispose notamment que les habitants – non privilégiés – des quatre lieues entourant la route à construire seront réquisitionnés pour les travaux. Et Monsieur de Vignory de préciser :

« Le travail des corvées tempéré, bien conduit, ordonné dans les seules saisons convenables, appliqué à des objets utiles, et réparti avec équité, est une institution d’autant plus juste que celui qui la supporte en retire le premier fruit ».

Il est d’ailleurs passionnant de regarder combien les corvées – abolies en 1787 puis définitivement la nuit du 4 août 1789 – ont pourtant survécu. Nos amis juristes penseront bien sûr aux « collaborateurs occasionnels requis » du service public. Encore de nos jours, n’importe quel maire peut, conformément à ses pouvoirs de police municipale, réquisitionner des administrés pour que ceux-ci contribuent à l’extinction d’un malheur urgent. L’usage du verbe « contribuer » est ici purement fortuit, bien sûr. L’extrême rareté de ce dispositif est évidemment à noter. Mais à ce propos, parcourez de nombreux ouvrages d’histoire locale et vous verrez que jusque dans les années 1950, il n’était pas rare que des locaux offrent plusieurs jours de leur labeur à la collectivité pour l’entretien… des routes !

Toujours est-il que jusqu’au XVᵉ siècle, le prélèvement fiscal reste exceptionnel. Si cela peut surprendre, il faut songer à la rareté de la monnaie. La possession de pièces sonnantes et trébuchantes n’est pas répandue, contrairement à la main-d’œuvre. Le temps du troc et des corvées ne se prête que peu à la fiscalité directe.

L’État vit alors principalement des droits indirects qu’il prélève du commerce et des récoltes, davantage sujets aux transactions pécuniaires. Le voyage des hommes et des marchandises est également taxé depuis les portes d’enceintes des villes.

En 1439, les États Généraux reconnaissent pour la première fois un prélèvement annuel et régulier de l’impôt

N’allons cependant pas croire que tout prélèvement pécuniaire ne suscite pas l’intérêt de la Couronne. L’achat d’armes et de poudre ne saurait être effectué à partir de légumes ou de sel ! Par l’ordonnance du 2 novembre 1439, Charles VII leva un impôt permanent avec l’assentiment des États Généraux. La très illustre – et très impopulaire – taille devint permanente.

Car si, outre-Manche, la Magna Carta concédée en 1215 par Jean Sans Terre accorda un pouvoir de décision fiscale aux barons anglais, n’oublions pas que les États Généraux français furent créés en 1303 par Philippe IV « Le Bel » avec des ambitions proches.

Finances Ouverture des États Généraux de 1614 par Louis XIII (Jean Alaux, 1841) ©muzeo.com
Ouverture des États Généraux de 1614 par Louis XIII (Jean Alaux, 1841)
©muzeo.com

Mieux encore, la question fiscale s’imbriquait irrémédiablement dans l’exercice du pouvoir royal. Il n’y eut guère que Louis XII pour trouver grâce aux yeux de la postérité pour avoir considérablement réduit les impôts. Celui qui fut surnommé le « Père du Peuple » et qui régna entre 1498 et 1515 mit en œuvre une véritable réforme administrative. À tel point que des mauvaises langues trouvèrent bon de railler la pingrerie du roi.

Louis XII par Jean Perréal alias Jean de Paris, vers 1514 ©Wikimedia Commons
Louis XII par Jean Perréal alias Jean de Paris, vers 1514
©Wikimedia Commons

Pourtant, Louis XII ne s’en porta pas moins bien. Il mit en œuvre une formidable frénésie de changements : réforme de l’armée, réforme administrative, réforme de la Cour et réforme de la justice. Tout devait soulager les peuples des impôts. Sa réforme judiciaire est troublante de modernité. Alors que les fonctions d’État ne relevaient pas encore entièrement de charges monnayables, Louis XII entendit choisir ses magistrats selon des critères de loyauté bien entendu, mais aussi et selon des critères d’efficacité. Le roi exigeait d’eux une célérité réelle autant qu’un véritable souci des intérêts des justiciables.

De telles réformes permirent à Louis XII de réduire la taille de près de 25%, soit une baisse considérable et probablement jamais égalée sous l’Ancien Régime.

« J’aime mieux voir les courtisans rire de mon avarice que de voir mes peuples pleurer de mes dépenses », proclamait ce roi étonnamment méconnu.« 

Cette déclaration de Louis XII résume pourtant tous les mérites de son court règne de quinze ans. Dans La Henriade, Voltaire lui adressa un grand éloge teinté d’une sournoise nostalgie :

« Le sage Louis douze, au milieu de ces rois,
S’élève comme un cèdre, et leur donne des lois.
Ce roi qu’à nos aïeux donna le ciel propice.
Sur son trône avec lui fit asseoir la justice ;
Il pardonna souvent, il régna sur les cœurs,
Et des yeux de son peuple il essuya les pleurs.

(…)

Ô jours ! Ô mœurs ! Ô temps t’éternelle mémoire !
Le peuple était heureux, le roi couvert de gloire :
De ses aimables lois chacun goûtait les fruits.
Revenez, heureux temps, sous un autre Louis.
 »

Et le silence devint d’or …

Et si la Monarchie Absolue avait quelque chose à voir avec la question financière ?

Il est si difficile pour les historiens de donner à ce que l’on appelle la « Monarchie Absolue » une véritable date de naissance. Serait-elle née de la flamboyante politique de francisation entreprise par François Iᵉʳ ? Était-elle déjà à l’œuvre lorsque Philippe Auguste remporta Bouvines en 1214 ? Plutôt, a-t-elle résulté de l’entière reprise du royaume par Henri IV au crépuscule d’une terrible guerre civilo-religieuse ? Ne doit-elle toute sa majesté qu’au règne de Louis XIV ? Et avant cela, à l’extinction du droit de remontrances des Parlements décidée par le cardinal Mazarin ? En ce cas, elle se serait éteinte dès 1715, une fois ces droits rétablis !

Je crois, pour ma part, que toutes ces réponses partagent une évidente justesse et une incomplétude taiseuse. La question financière y a sûrement tenu un rôle crucial. Il est, aussi, des partis pour croire que la fermeture des États Généraux entre 1614 et 1615 doit être associée à cet absolutisme. Ces assemblées au sein desquelles le grand seigneur Philippe Pot voyait dès 1484 « les dépositaires de la volonté de tous », ont arbitré de nombreux conflits fiscaux. Après 1615, il y eut pourtant bien des guerres à financer, bien des grains à acheminer, bien des citadelles à prendre ou encore à défendre, mais pas une assemblée pour en décider le financement. Un mouvement similaire concerna la plus méconnue Assemblée des Notables, dont la dernière – avant celle de 1787 – se tint en 1617. À la différence des États Généraux, les membres de cette assemblée n’étaient pas élus, mais nommés par le monarque.

Le silence devint d’or. La décision financière devait échapper aux États Généraux pour retrouver la discrétion des salons royaux. La curia regis, après trois siècles d’extinction, fut d’une certaine manière rétablie.

Le secret des finances royales à l’apogée d’une France grouillante

Alors que rien ne « coûta moins au roi que de se taire » sur les questions financières, la France entrait d’un pas allègre dans cet inarrêtable siècle de progrès : le dix-huitième. Les murailles ne finissaient point de tomber et les villes nouvelles, jamais de s’élever. Tant de ports et de routes virent le jour. Il s’agissait de faciliter le commerce et de satisfaire tant de nouvelles demandes. Et quand l’on commerce, l’État n’est jamais loin pour réclamer son dû !

Le port de Dieppe (Normandie) peint par Joseph Vernet en 1765 ©wikimedia commons
Le port de Dieppe (Normandie) peint par Joseph Vernet en 1765 ©wikimedia commons

L’entreprise audacieuse confiée au peintre Vernet n’y est pas vaine. Représenter les principaux ports du royaume sous leur meilleur jour, c’est peindre la modernité et la prospérité, dont l’impôt sait profiter.

Ainsi les routes se pavent et les murailles tombent, mais les portes restent. Les péages remplacent les herses. Les traites et les aides sont les droits de péage qui touchent tant les voyageurs que leurs marchandises, de ville en ville. Cela explique considérablement la part croissante des impôts indirects dans les finances royales à la fin de l’Ancien Régime. L’inoubliable gabelle sur le sel est de ceux-là. Prélever peu sur de nombreuses assiettes au cours du cycle de la consommation est bien plus profitable qu’un seul prélèvement direct sur le revenu du consommateur.

Se taire toujours et garder encore des secrets

La France développe ses villes, ses ports, ses canaux et n’en défend pas moins ses frontières ; à quel prix ! Les guerres se succèdent plus vite que les monarques et entraînent avec elles les cadavres. Aux cadavres percés de balles s’ajoute l’épuisement du trésor. Le déficit est assurément une victime de guerre, mais nul ne le sait, du moins dans les campagnes. La guerre de Sept Ans sous Louis XV et le soutien apporté aux Insurgés des États-Unis par Louis XVI ont achevé de rendre les finances exsangues.

En sous-main, et vous l’avez lu au début de cet article, le roi emprunte dans le plus grand secret. À certains moments, la montant emprunté équivalait le montant prélevé sur un exercice. Colbert, peu avant sa mort en 1683, le redoutait déjà :

« Voilà donc la voie des emprunts ouverte. Quel moyen restera-t-il d’arrêter le Roi dans ses dépenses ? Après les emprunts, il faudra des impôts pour les payer, et si les emprunts n’ont point de bornes, les impôts n’en auront pas davantage. »

Cette politique fort silencieuse ne pouvait le rester longtemps.

La singulière transparence de M. Necker

Avant d’en arriver à cet invraisemblable discours de M. Necker, je crois utile de nous remémorer combien la valse des Contrôleurs Généraux des Finances – ancêtres de notre ministre des Finances – fut inarrêtable au cours du règne prérévolutionnaire de Louis XVI.

Comme le roi qu’ils servaient, ces Messieurs ne furent pas moins de seize à se succéder entre 1774 et 1789, soit plus d’un nouveau ministre chaque année. À titre de comparaison, il n’y eut que sept Secrétaires d’État de la Guerre ou encore quatre Secrétaires d’État des Affaires Étrangères. Parmi ces seize mandats délivrés par Louis XVI, trois concernèrent Jacques Necker.

finances Jacques Necker, Directeur Général des Finances
Jacques Necker, Directeur Général des Finances

Nommé au Ministère entre 1776 et 1781, puis rappelé une seconde fois pour la tenue des États Généraux entre 1788 et 1789 et une troisième fois jusqu’en 1790, il est intéressant de noter qu’il ne reçut jamais le titre de « Contrôleur Général des Finances », pourtant dévolu au ministre du roi, chargé d’administrer ce domaine. Sa nationalité étrangère l’en empêcha probablement tout autant que sa foi protestante. Le subterfuge consista à le nommer « Directeur Général des Finances », ordinairement dévolu à un subalterne du Contrôleur Général. Necker exerça bien l’entièreté de son ministère, même en l’absence de ce titre. Tant de siècles au cours desquels le budget ne fut qu’une affaire à l’ordre du jour des liasses, et soudain tout se sut. Un absolu savoir du coût de l’État écumait les gazettes, les bouches, les cris, jusqu’à gagner toutes les rues.

À l’ouverture des États Généraux, Necker allait tout dire. Mieux ! Il devait fournir à chaque représentant, un tableau sur l’état précis des finances du royaume en 1788. Vous trouverez ce tableau en annexe du présent article et votre serviteur a évidemment converti les livres tournois en euros.

Arrêtons-nous un instant sur le discours du Roi le 5 mai 1789. Celui pour qui rien ne devait moins coûter que de se taire, pour reprendre Saint-Simon, parla doctement :

« Messieurs, ce jour que mon cœur attendait depuis long-temps est enfin arrivé et je me vois entouré des Représentants de la Nation à laquelle je me fais gloire de commander (…) La dette de l’État, déjà immense à mon avènement au Trône, s’est encore accrue, sous mon règne ; une guerre dispendieuse, mais honorable, en a été la cause ; l’augmentation des impôts en a été la suite nécessaire, et a rendu plus sensible leur inégale répartition. »

Les mots prononcés par Louis XVI ont de quoi surprendre. « Nation », « représentants », « inégale répartition » des impôts… tant de thèmes que l’on croyait inexistants avant le basculement vers le Nouveau Régime. Non, le roi en a pleinement conscience. Il faut d’ailleurs rappeler que plusieurs tentatives avortées de rendre l’impôt plus équitable avaient jalonné tout le XVIIIᵉ siècle.

La Régence a sans nul doute accéléré la diffusion de la prospérité parmi des couches de la société qui ne devaient, originellement, pas y avoir accès. Le système monétaire de Law en est la cause. Ainsi, les règnes suivants aspirèrent à davantage d’équité fiscale devant cette bourgeoisie qu’ils savaient en ascension.

Conseil des ministres Philippe II
Conseil des Ministres du Régent Philippe II d’Orléans
©Hérodote.net

En 1749, alors à l’apogée de son règne, Louis XV « Le Bien-Aimé » fait enregistrer un nouvel impôt direct, probablement révolutionnaire avant l’heure : le vingtième. Son principe est simple : après déclaration des revenus, chaque contribuable doit s’acquitter d’un taux proportionnel de 5% (soit un vingtième). Si la déclaration des revenus est un procédé encore nouveau à l’époque, ce qui marque le caractère révolutionnaire de cet impôt, ce sont les contribuables frappés : tiers, mais aussi clergé et privilégiés. Le vingtième est en quelque sorte, à la fois l’ancêtre de notre impôt sur le revenu – créé en 1914 – et de notre contribution sociale généralisée (CSG) – créée en 1990 –.

finances Louis XV, pastel de Maurice Quentin de La Tour, 1748 ©wikimedia commons
Louis XV, pastel de Maurice Quentin de La Tour, 1748 ©wikimedia commons

Comme bien des réformes ambitieuses sous l’Ancien Régime, celle-ci rencontra une franche opposition et nombre d’assujettis obtinrent de folles exonérations, à commencer par le clergé. Les privilégiés concernés purent saisir la Cour des Aides et ainsi obtenir une exonération perpétuelle. Maintenu et fonctionnant bon an mal an, le vingtième fut pleinement restauré par Louis XVI en 1787 pour rapporter à l’État près de de 46 millions de livres, soit un peu plus de 700 millions de nos euros. Une ressource parmi les plus grandes de cette époque !

Le comte d'Arnouville, à l'origine du Vingtième
Le comte d’Arnouville, à l’origine du Vingtième

La seconde tentative notable du Siècle des Lumière en matière d’équité fiscale fut la subvention territoriale. Bien plus éphémère que le vingtième, elle germa dans la tête du prédécesseur de Necker, Charles-Alexandre de Calonne. Nous sommes alors en 1787. Le ciel gronde… Contrairement à ce que son nom laisserait croire, la subvention était plutôt une contribution. Elle était assise sur la propriété foncière et lui appliquait un taux fixe. Une nouvelle fois, l’assiette fiscale ne distinguait pas les privilégiés du commun. La noblesse et le clergé, concentrant la plupart des propriétés foncières de l’époque, s’opposèrent vivement et jamais la subvention territoriale ne fut mise en œuvre.

finances Charles-Alexandre de Calonne par Élisabeth Vigée-Lebrun, 1784
Charles-Alexandre de Calonne par Élisabeth Vigée-Lebrun, 1784
©Royal collection Trust

Malgré ces élans de bonne volonté, rien ne put éviter la convocation des États Généraux et Louis XVI, que nous avions abandonné en plein discours, reprit :

« J’ai déjà ordonné, dans les dépenses, des retranchements considérables ; vous me présenterez encore à cet égard des idées que je recevrai avec empressement »

Il est en réalité difficile d’estimer avec précision la réduction des dépenses qui avait été ordonnée jusqu’alors. La sincérité du roi, ici, ne fait aucunement défaut. Il semblait seulement être le seul à retrancher. Devant les États Généraux, Monsieur, Frère du Roi, le comte de Provence consentit à réduire de 500 000 livres le train de vie de sa Maison, sur une enveloppe totale de 8 millions de livres. Une réduction dérisoire au regard des dépenses de l’État. Le comte d’Artois fit de même et retrancha près de 400 000 livres dans ses dépenses. Dérisoire encore, car à titre de comparaison, les Maisons du Roi, de la Reine et des Enfants de France requéraient une enveloppe de 25 millions de livres, soit un demi-milliard d’euros et près de 6% du revenu national d’alors.

Attestant de sa bonne volonté, Louis XVI conclut :

« Je ferai mettre sous vos yeux la situation exacte des finances, et quand vous l’aurez examinée, je suis assuré d’avance que vous me proposerez les moyens les plus efficaces pour y établir un ordre permanent, et affermir le crédit public ».

Le Roi ordonne que toutes les informations soient dites. Le Directeur Général des Finances dit.

Le discours de Necker, après celui du Garde des Sceaux s’ouvrait sur une atmosphère étrange. Sur plusieurs lignes, le quasi-ministre flattait la gloire de la France… avant de lui asséner un coup fatal :

« Elle a tout su réunir, cette noble et magnifique Nation dont vous êtes aujourd’hui, Messieurs, les dignes représentants. »

Que devaient cacher tant de flagorneries ?

Le Directeur Général des Finances précise : 

« La confiance publique est ébranlée, et cependant cette confiance est indispensable ; elle honore une Nation et constitue sa force politique ; enfin, elle est encore le principe de la modération de l’intérêt de l’argent, et la source d’un grand nombre d’améliorations intérieures »

Par un discours savamment écrit – comprenant trois pages d’introduction … – Necker flatte les représentants et annonce progressivement ce que les députés croient d’abord être un déficit certes grave, mais surmontable.

Or, annonce-t-il, pour le compte de 1788, que le déficit de l’État atteint 161 millions de livres. Ce sont près de 9,5 milliards d’euros, mais pour l’époque, il est abyssal et dépasse la barre des 10% de l’équivalent du produit intérieur brut de l’époque. Et Necker d’ajouter que ce même déficit se creusera mathématiquement encore : 80 millions de livres encore en 1789, sans que rien n’y change.

Les tableaux présentés en annexe sont une inestimable mine d’informations sur le fonctionnement de l’État royal encore absolu. La tenue des comptes y apparaît méticuleuse. Les recettes, scrupuleusement répertoriées, nuancent les croyances selon lesquelles l’État souffrait d’une décrépitude totale. Certaines enveloppes peuvent toutefois surprendre. La Ferme Générale, ancêtre de nos Finances Publiques, disposait d’un budget fort bas : 2,5 millions de livres – 75 millions d’euros – soit deux fois inférieur à celui des hospices et hôpitaux. Nous savons pourtant que les hôpitaux – au sens large – étaient à la charge de l’État, comme des paroisses et même des villes. La petitesse de ce budget pourrait venir du très faible nombre de fermiers généraux en activité (moins d’une soixantaine). Cela viendrait confirmer aussi la concussion répandue dans cette institution, ni vraiment publique, ni entièrement privée.

Tout ressort de ces comptes et je ne m’appesantirai pas à les commenter davantage. Ils sont accessibles et admirablement détaillés. Quelques derniers détails doivent, je crois, être remarqués avant de vous laisser explorer ces reliques des finances devenues publiques.

D’abord, vous remarquerez la nature des impôts recouvrés. La plupart sont indirects, à l’exception des vingtièmes (46 millions de livres, près de 700 millions d’euros), des dixièmes (6,2 millions de livres, près de 105 millions d’euros) et des « impositions ordinaires » (taille et capitation : 110 millions de livres, soit un peu moins de 2 milliards d’euros).

Vous noterez aussi que l’État est certes débiteur, compte tenu de ses nombreuses dettes, mais il est aussi créancier ! En attestent les intérêts perçus de deux prêts aux États-Unis d’Amérique et à un prince allemand pour 1,9 million de livres (30 millions d’euros d’intérêts).

Enfin, vous remarquerez que l’entretien de la Cour est bien plus onéreux que celui du Roi lui-même ! 29,5 millions de livres sont dépensés chaque année en pensions (soit près de 494 millions d’euros) contre 25 millions d’euros pour la Famille Royale (400 millions d’euros).

Pour l’heure, il est préférable de parcourir ces colonnes arides, car après tout, pour comprendre un État, il n’y a rien de mieux que d’en voir le budget.

Une fois ceci fait, il nous faut revenir au déroulement des États Généraux. Vous avez observé les causes du déficit abyssal de l’État et face à cela, M. Necker semble pauvre en solutions. Pas de hausse d’impôts à court-terme, renégociation des intérêts auprès des créanciers, diminution des pensions et retranchements dans les dépenses. Autrement dit, à la fin du brillant siècle des Lumières, il faudrait faire des économies de bouts de chandelles. Comment ne pas s’étonner que face à cela, neuf cahiers de doléances sur dix ont réclamé l’égalité devant l’impôt ?

Ainsi, la Monarchie Absolue semble donc n’avoir été qu’une moindre parenthèse dans une histoire financière bruyante et criante, sonnante et ô combien trébuchante.

Les peuples ne sont pas cupides, guère plus que l’État est un prédateur. La contribution – longtemps inique – des uns a fait la richesse de tous in fine. Plus qu’effaré par l’ampleur des transformations de Versailles, Colbert se doutait-il du formidable actif que l’État se donnait alors ? À coups de déficits abyssaux, la royauté a aussi doté l’État d’un incomparable capital.

L’approche de la question fiscale de nos jours est remarquablement différente de celle de l’Ancien Régime. Dans cette société, il ne faut pas croire que seuls le Tiers-États s’acquittait d’impôts. Chacun, du plus infortuné au plus noble, réglait son dû à l’État. À ceci près qu’ils n’étaient pas assujettis aux mêmes impôts. L’impôt du Tiers reposait sur le fruit pécunier ou physique de son travail. Le Clergé devait s’acquitter du très sérieux « salut des âmes », autrement nommé « impôt de la prière ». La Noblesse payait, pour sa part, l’impôt du sang en combattant pour le roi et donc pour la tranquillité du royaume.

Sur les impôts, beaucoup ont discouru. Tel fut le sens donné aux États Généraux du Royaume en 1302. Il fallait y parler finances ! Et si l’on ne parla plus le temps d’un court interlude absolutiste, le parlementarisme moderne semble avoir enlacé une vieille pratique moyenâgeuse. Quelle ironie ! Si j’avais dit à nos médiévaux aïeux qu’ils parlaient de finances en « quasi-parlementaires », une place au coin du feu m’eût été garantie : le bûcher.

Notre Auteur invité : Antoine Demaules

Antoine Demaules

Antoine Demaules, éternel curieux et touche-à-tout invétéré. Ma passion pour l’Histoire remonte à l’enfance … à des moments, des visites et des sons qui, ensemble, ont fait naître en moi cette envie de comprendre, encore et encore, qui nous a précédé.

C’est pourquoi j’aimerais vous emmener dans les arcanes de l’Histoire politique. Grâce à Carnet d’Histoire, je vous propose de découvrir avec moi les coulisses du pouvoir, les intrigues de Cour et les coups de maître de la politique au fil des siècles ! Pour le côté « CV », je suis en master de droit public à Sciences Po.

Retrouvez-moi sur Instagram >

Sources :

Maya DE LOËN, L’homme qui prêtait aux Rois, 2003.
Louis DE ROUVROY, duc de Saint-Simon, Mémoires.
Franck FERRAND, Pierre-Louis LENSEL, Anne-Louis SAUTREUIL, Nos Rois de France, 2022.
Franck FERRAND, « Louis XIV et Samuel Bernard », podcast, Radio Classique, 2022.
Jacques NECKER, Discours aux États Généraux, 5 mai 1789, (en ligne).
Charles TILLY, « La construction de l’État en tant que crime organisé », Politix, 1999.