Le XVIIIème siècle marque le temps des grandes explorations et l’hégémonie par la domination maritime. Les convois royaux se multiplient en Europe, et les marins de Louis XV hissent haut les couleurs de la France sur toutes les eaux du globe. Alors que la figure de proue était la seule femme à bord des navires, la botaniste Jeanne Barret réussit à embarquer en secret avec son amant et collègue Commerson, sur l’expédition du Comte de Bougainville. Elle contribua grandement à l’enrichissement des collections botaniques françaises, et deviendra la première femme à avoir fait le tour du monde en bateau. Son histoire longtemps romancée, retour sur la vie d’une des pionnières de l’exploration scientifique.
Jeanne Barret, une enfance loin du grand destin
Jeanne Barret, fille du peuple
Née en 1740 dans le village de La Comelle en Bourgogne, les premières années de Jeanne Barret (parfois renseignée comme Jeanne “Baré”) demeurent quelque peu énigmatiques. Elle serait née un 27 juillet, supposition appuyée par les archives de la paroisse du village, qui indiquent son baptême au jour suivant. Cette même paroisse atteste qu’elle est la fille légitime de Jean Barret, manœuvre à Lomé, et de Jeanne Pochard. Son parrain est également nommé : Jean Coureau, de même que sa marraine Lazare Thibaudin.
Constituant à peu près les seules informations sûres à propos de la famille de Jeanne Barret, sa vie souvent romancée a laissé planer beaucoup de doutes sur ses origines. Dans tous les cas, Jeanne Barret est une jeune fille qui grandit dans une France paysanne et recluse, où l’idée d’un destin hors du commun n’est pas éveillée.
La rencontre avec Commerson
La suite de sa vie se dessine avec un peu plus de précision, quand, âgée de 22 ans, elle est engagée comme gouvernante pour le fils du médecin et botaniste Philibert Commerson. C’est à ses côtés que va se révéler un engouement pour les sciences, qui la conduira à apprendre et maîtriser la classification et la reconnaissance des plantes.
Au-delà d’une passion intellectuelle, c’est une passion amoureuse qui voit aussi le jour. Les deux amants auront d’ailleurs un enfant ensemble, hors des liens du mariage. Leur entourage les honnit sans s’en cacher, et le couple déménage à Paris. L’enfant mourra en bas âge, mais ce départ sonne aussi l’intégration à une vie scientifique plus active. Jeanne Barret et son amant fréquentent les grands salons de l’époque et font la rencontre de biologistes influents, comme les naturalistes Jussieu et Buffon. Commerson va ainsi se faire repérer, en vue de participer à une expédition commandée par le roi.
Le XVIIIe siècle, le temps des grandes expéditions
À la reconquête des eaux
À la suite de la guerre de 7 ans, la France est épuisée et la Grande-Bretagne mène la danse. La perte d’importants territoires comme l’Inde et le Canada ne semble pas inquiéter une partie des grands esprits de l’époque comme Voltaire, mais éveille le souci d’autres comme le Comte de Bougainville. Ce que certains français redoutent, c’est l’humiliation et le danger qui planent après la défaite de l’armée de Louis XV. De nombreuses expéditions et voyages sont alors lancés par la Marine Royale pour tenter de redorer le blason au lys.
C’est 2 ans plus tard, en 1766, que Commerson est dépêché (officiellement sans Jeanne Barret) pour rejoindre l’expédition du comte Louis-Antoine de Bougainville, épopée qui rentrera dans les annales. Commerson s’est déjà forgé une réputation auprès des botanistes par les salons qu’il a fréquenté, mais il ne fait pas l’unanimité. Décrit comme au “caractère ardent, impétueux, violent et extrême en tout” par ses confrères, ses compétences et son savoir lui octroient l’embarquement. À bord, sa mission est d’observer, de collecter, de classer, et de conserver les flores prélevées à chaque escale.
En 1767, l’Étoile et la Boudeuse lèvent l’ancre en direction des Amériques. La Boudeuse est une frégate de 550 tonnes, 40m de long, équipée de 26 canons, 11 officiers et 203 hommes. Sous les commandes de Bougainville, le vaisseau quitte Nantes le 15 novembre 1766 et rentre à Saint-Malo le 16 mars 1769. Le brûlot dirigé par Chesnard de la Giraudais, l’Étoile, une flûte de 480 tonnes, 33,8m de long, avec à son bord 8 officiers et 108 hommes, quitte le port de Rochefort le 1er février 1767 pour y revenir le 14 avril 1769.
La mer, mais pas pour tous
“Femme de marin, femme de chagrin”. À cette époque, nul besoin d’être un pirate pour que les superstitions prévalent : depuis 1689, il est formellement interdit pour les femmes de voyager à bord des navires du roi. De peur que les hommes ne détournent leur regard de leurs tâches sur le bateau, et sous couvert de la superstition, on refuse l’accès aux femmes marins à bord pour éviter les convoitises, les jalousies, et les pulsions sentimentales ou physiques, si ce n’est les tentatives de viol. Ces hommes, sous prétexte qu’ils soient loin de leurs épouses et pouvant se laisser aller à la dissipation, la zizanie ou la frustration, estiment que les femmes n’ont pas leur place à bord et représentent un risque au sein de l’équipage.
L’adage voulant que “les longues oreilles, robes noires, et capes de moire font du marin le désespoir”, les prêtres sont également interdits sur les expéditions. Le noir qu’arbore le curé est une couleur néfaste et synonyme de mauvais augure, de même que sa soutane, qui s’apparente un peu trop à une robe de femme. Les termes religieux seront également proscrits sur les bateaux français, autre superstition qui, face aux dangers de la mer, permet aux marins de se barder de quelconque protection.
Jeanne Barret, première femme autour du monde
Jeanne Barret devient Jean
Mais alors comment Jeanne Barret a pu participer à l’expédition ? Sur le papier, il n’y a pas de place pour elle sur le bateau. Néanmoins, les superstitions et décrets ne vont pas l’arrêter, et en 1767, cheveux coupés à la garçonne, poitrine bandée et les jambes recouvertes d’un pantalon, Jeanne Barret embarque à Rochefort. Traversée à la fois par un sentiment de peur, puisqu’elle risque de se faire prendre à tout moment, c’est surtout un souffle de liberté et de bonheur qui pousse la botaniste à braver les interdits.
Jeanne Barret se fait passer pour Jean, valet au service de Commerson, qui, lui, est de mèche. Travestie, elle s’adonne aux tâches sur le pont avec acharnement pour éviter l’irruption de rumeurs. Bougainville écrira dans ses carnets : “Comment reconnaître une femme dans cet infatigable Barret? […] [elle avait] un courage et une force qui lui avait mérité le surnom de “bête de somme””. Lorsque le bateau fait escale, Jeanne Barret débarque avec son collègue et amant Commerson pour participer aux prélèvements. Ensemble, ils élaborent un herbier des plus renseignés et complets. Ils découvriront un nouvel arbre, qu’ils baptiseront “bougainvillier” en hommage au capitaine de l’expédition. Rio, Tahiti, l’Île Maurice…Jeanne Barret parcourt les quatre coins du monde, tout en dissimulant sa féminité.
L’identité de Jeanne Barret est révélée
Si Jeanne Barret a réussi à duper l’équipage pendant 2 ans, la supercherie est mise au jour en 1769, lors d’une escale à Tahiti. Ironie du sort, ce ne sont même pas les marins eux-mêmes qui auraient découvert l’identité de la jeune femme, mais bien les indigènes tahitiens. Ces derniers ont retrouvé ses affaires et dévoilé son secret dès l’arrivée de l’expédition sur leur territoire.
Bougainville raconte dans son carnet de bord qu’ “À peine Barret eut mis pied à terre, que les tahitiens l’entourent, crient que c’est une femme, et veulent lui faire les honneurs de la ville”. Les indigènes ont scandé “Ayenene! Ayenene!”, signifiant “fille” dans leur langue, confirmant certains soupçons à bord que les chefs avaient feint d’ignorer. Pour ne pas corrompre Commerson, Jeanne Barret préfère raconter, et comme l’écrira Bougainville, qu’”à Rochefort, elle avait trompé son maître en se présentant à lui sous des habits d’homme au moment même de son embarquement.”
Alors que son identité est révélée, la suite du voyage n’a rien d’une croisière de rêve pour Jeanne Barret. En effet, il est important de souligner que cette révélation a donné lieu à ce que pouvait craindre une femme sur un navire. Les carnets de bord font mention d’agressions sexuelles venant de l’équipage, laissant entendre que l’identité et la condition de Jeanne Barret firent d’elle la proie de certains matelots. Commerson décrira d’ailleurs le bateau comme “un tripot où règnent la haine, l’insubordination, la mauvaise foi, le brigandage, la cruauté et toutes sortes de désordres”. Les deux amants se protégèrent avec deux pistolets le reste de la traversée.
La fin de l’aventure
Jeanne Barret et Commerson, complices d’entraves, ne sont plus les bienvenus à bord de l’expédition. Le couple se fait débarquer à l’Île Maurice (à cette époque appelée “Isle de France”), au large de Madagascar.
Sur place, ils font la connaissance du botaniste Pierre Poivre, avec qui ils poursuivent la collecte de la flore locale. 5 ans plus tard, en 1773, Commerson décède et Jeanne Barret décide d’ouvrir un cabaret. Toutefois, elle se fait condamnée pour vente d’alcool un jour de messe. Elle se libère de sa collection et fait renvoyer 34 caisses d’échantillons botaniques à Paris. Par le travail qu’elle a soigneusement accompli avec l’aide de Commerson, Jeanne Barret fait parvenir pas moins de 5000 espèces différentes, dont 3000 encore inconnues en France.
On perd un peu sa trace les années qui suivent, mais certains documents attestent de son union avec le soldat français Jean Dubernat en 1775. À l’issue de ces noces, elle rentre en France où personne n’est là pour célébrer son retour. Elle s’installe alors dans le Périgord, terre de son défunt mari. À partir de 1785, Bougainville, qui salue son travail, plaide pour qu’on lui verse une pension royale. Privilège obtenu, elle se verra même nommée “Femme Extraordinaire” par Louis XVI. Elle s’éteint finalement le 5 août 1803 ou 1807, passée la soixantaine et prospère.
Le mystère autour de Jeanne Barret
Le souci, c’est que l’on a à faire à une femme dont l’histoire a été on ne peut plus ornée. De ce fait, plusieurs pans de la vie de Jeanne Barret ont été échafaudés par les livres et les ragots, laissant de nombreux doutes planer sur son existence, à commencer par son identité. Jeanne Barret étant une fille du peuple, le XVIIIe siècle ne représente pas le prime de l’administration civile dans les petits villages, et c’est un motif qui justifie aussi le peu d’informations sur la jeunesse de grands personnages historiques aux racines populaires.
Dans le cas de Jeanne Barret, il faut tout d’abord noter que son nom est assez répandu dans cette région de France. De plus, les registres paroissiaux de La Comelle qui ont aidé à établir la date de naissance de Jeanne Barret posent problème: la Jeanne Barret née en 1740 serait morte à l’âge de 2 ans.
Ce mystère a éveillé la curiosité de spécialistes et les a poussés à s’intéresser aux autres Jeanne Barret. Ces homonymes sont en réalité les sœurs et demi-soeurs de la botaniste, elles aussi renseignées dans le registre de La Comelle. La Jeanne Barret née en 1729 par exemple, ne pourrait pas coller à l’exploratrice, car comme le cite Daniel Margottat qui s’est penché sur l’affaire, “Si c’est elle, elle ne peut pas avoir embarqué en ayant l’air d’avoir 25 ans, comme l’a écrit Bougainville.” En effet, cette Jeanne Barret là aurait eu 39 ans au moment de l’expédition, et au vu des conditions de vie à bord, elle n’aurait pu paraître aussi jeune des mois durant.
En dépit de nombreuses spéculations sur sa véritable identité, la présence de cette femme à bord, par ce dont attestent les carnets de Bougainville, est indéniable. Bien que les romans aient fort probablement donné plus de panache à sa vie, Jeanne Barret s’est établie comme une marine discrète à bord de l’Étoile, mais comme figure retentissante de l’Histoire. Première femme à avoir bouclé son tour du monde en bateau 7 ans après son départ, on lui doit, avec l’aide de Commerson, la découverte de près de 3000 espèces de plantes et fleurs. Si Jeanne Barret a connu de nombreux obstacles et infortunes dans son voyage en mer, sa détermination ouvrit la voie aux futures exploratrices comme l’autrichienne Ida Pfeiffer, qui retiendront de son parcours qu’une femme ça peut être détruite mais pas vaincue.
Sources
- BROSSE J. Le Tour du Monde des Explorateurs : Les Grands Voyages Maritimes, 1764-1843, 1998, Larousse, Paris.
- CASTILLON A. “Qui était Jeanne Barret, la première femme à avoir fait le tour du monde?”, 2020, France 3 Bourgogne-Franche-Comté.
- DUSSOURD H. Jeanne Barret (1740-1816): première femme autour du monde, Impr. Pottier, 1987.
- “Hôtel de la Marine : Jeanne Barret, femme marin au XVIIIe siècle” – Vidéo CMN, 2022.
- “Jeanne Barret, la Première femme autour du Monde” – Autant en emporte l’Histoire, Podcast Radio France.
- “Jeanne Barret, première femme à avoir fait le tour du monde” – Vidéo France Culture, 2020.
- MILLET C. La Véritable Histoire de Jeanne Barret, France Bleu Bourgogne, 2018.